L’École est-elle une marchandise ? Ce que nous enseigne la difficile mise en œuvre de la mixité sociale et scolaire dans les établissements en France – A. Jellab
Version longue de l’article paru dans le numéro 180 (2023/4) de la revue Administration & Éducation, p. 101-107
L’École est-elle une marchandise ? Ce que nous enseigne la difficile mise en œuvre de la mixité sociale et scolaire dans les établissements en France
Aziz JELLAB
L’une des questions socialement vives qui s’est invitée dans les débats publics durant ces dernières années porte sur la mixité sociale et scolaire dans les écoles et les établissements scolaires en France. Si la loi du 8 juillet 2013 a confié au service public de l’éducation la mission de veiller à « la mixité sociale des publics scolarisés au sein des établissements d’enseignement », et que l’on a vu, depuis, se développer différentes expérimentations visant à créer une mixité sociale et scolaire, phénomènes auxquels l’enseignement privé, tout en étant sous contrat dans sa grande majorité, contribue indéniablement. Il faut bien prendre acte du fait que celle-ci est loin d’être partout effective et que les progrès constatés ne résistent pas au renforcement de l’entre-soi, à l’ancrage de formes de ségrégation tout autant sociale que scolaire. Les facteurs rendant compte de cette réalité sont nombreux mais ils tiennent fondamentalement à deux éléments majeurs : d’une part, le manque de lisibilité politique qui permettrait de donner du sens à la mixité sociale et scolaire (pourquoi la mixité sociale et scolaire ?) ; d’autre part, l’emprise exercée par les diplômes qui conduit les familles les plus favorisées ou dont les enfants sont le plus en réussite scolaire à convoiter les meilleurs établissements ou une offre scolaire privée qui se conforme à leurs attentes. Le primat des intérêts particuliers sur l’intérêt général donne à l’École l’apparence d’une institution fonctionnant comme un marché, et rend difficile la mise en place d’une mixité sociale et scolaire. Si des leviers existent, ils n’ont pas encore montré leur totale efficacité.
Le constat est bien connu : le système éducatif français tranche par son caractère inégalitaire, des inégalités de réussite liées à l’origine sociale et qui sont bien visibles dès l’école primaire. L’Observatoire des inégalités, à l’instar des enquêtes menées par la DEPP, relève qu’en cours préparatoire, seuls 42 % des élèves fréquentant des écoles relevant de l’éducation prioritaire renforcée ont une compréhension satisfaisante des mots à l’oral, alors qu’ils sont 75 % à maîtriser cette compétence dans les autres écoles publiques[1]. Ces écarts sont de même nature s’agissant de la résolution de problèmes en mathématiques.
La mixité sociale dans les établissements scolaires : une question socialement vive pour l’École et la société à venir
À l’instar d’autres thématiques socialement vives – l’égalité filles/garçons, l’inégal accès aux soins selon l’origine sociale et les territoires, la dépendance des personnes âgées et le régime des solidarités –, l’absence ou la faiblesse de la mixité sociale dans les écoles et les établissements scolaires suscite spontanément de la réprobation, voire de l’indignation. Mais dans le même temps, et parce que la scolarité et les diplômes déterminent fortement le destin de chacun, œuvrer pour la mixité sociale ne fait pas l’unanimité et, disons-le d’emblée, on n’observe pas une réelle volonté politique et citoyenne en vue de la mettre en œuvre. L’enjeu est de taille car si l’on conçoit que la mixité sociale constitue un levier majeur pour promouvoir la réussite scolaire, l’ambition des élèves et une réduction des inégalités, elle ne saurait être appréhendée raisonnablement sous le seul prisme des politiques scolaires. Celles-ci sont aussi dépendantes d’autres politiques comme celles du logement, de la ville, de l’aménagement des territoires ou encore des transports.
La mixité sociale couvre les caractéristiques socioéconomiques des élèves scolarisés, la part respective des différentes catégories sociales fréquentant les écoles, les collèges ou les lycées. Elle renvoie aussi bien à des professions et catégories sociales qu’à l’origine ethnoculturelle des élèves. Agnès van Zanten use de la notion d’« école de la périphérie » pour inscrire l’analyse dans le cadre des territoires de l’éducation afin d’en dégager des enseignements sur la ségrégation urbaine qui est sociale et dans certains cas ethnique. Ainsi, « si l’école périphérique mérite d’être étudiée de façon distincte, c’est tout d’abord parce qu’elle s’adresse à une population spécifique : les familles des classes populaires marginalisées parmi lesquelles les familles d’origine immigrée sont largement surreprésentées[2] ».
La loi du 8 juillet 2013 enjoint au service public de l’éducation de veiller à « la mixité sociale des publics au sein des établissements d’enseignement ». Elle prévoit notamment que « lorsque cela favorise la mixité sociale, un même secteur de recrutement peut être partagé par plusieurs collèges publics situés à l’intérieur d’un même périmètre de transports urbains ». La question de la mixité sociale interroge sur le type de société qui se dessine. Après avoir souligné les effets induits sur la faible mixité sociale par la concurrence entre établissements, le propos pointera le fait que la ségrégation sociale est également à l’œuvre au sein des établissements, ce qui interroge sur leur contribution non seulement à la production des inégalités sociales d’apprentissage, mais aussi à une distance sociale et culturelle entre élèves provenant de différents milieux sociaux. Si des expériences nationales et internationales ont été menées en faveur d’une plus grande mixité sociale dans les établissements, il reste à en apprécier la pertinence mais aussi les difficultés qui mettent souvent en tension l’intérêt des familles et l’intérêt général.
Une question qui dépasse le seul périmètre de l’École même si la concurrence entre établissements favorise une logique de marché
Un rapport du Centre national d’étude des systèmes scolaires (CNESCO) met en évidence l’effet conjugué de la situation résidentielle et de la répartition socialement différenciée des élèves à l’intérieur des établissements (notamment selon l’organisation des classes) sur la ségrégation scolaire : « Il existe des établissements que l’on peut qualifier de ‘‘ghettos scolaires’’, dans le sens où ils concentrent des élèves très défavorisés socialement et scolairement. Ainsi plus d’un élève sur dix (12 %) fréquentent un établissement qui accueille deux tiers d’élèves issus de milieux socialement très défavorisés […]. De façon générale, les élèves issus de milieux très aisés, souvent bons élèves, sont quasiment absents d’un nombre non négligeable d’établissements […]. À l’autre bout de l’échelle sociale, l’entre-soi apparaît aussi de mise dans les milieux très aisés : 5 % des élèves de 3e sont dans des établissements qui accueillent au moins 60 % de professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) très favorisées et 43 % d’élèves parmi les 25 % meilleurs élèves au brevet[3] » (CNESCO, 2016). Ainsi, la ségrégation sociale entre établissements conduit à ce que des élèves appartenant à des mondes sociaux différents ne se côtoient guère. Et, si l’on raisonne de manière schématique et sans doute excessive, on est amené à postuler que la genèse de la crise de la démocratie en France procède partiellement de cet état de fait, annonçant bien en amont la distance entre les élites, les classes moyennes et les milieux populaires. La ségrégation sociale entre établissements peut être calculée en tenant compte de la part des différentes PCS représentée dans chaque collège. Ainsi, et à titre d’exemple, si les élèves issus de milieu favorisé comptent en moyenne 35 % d’élèves de catégories favorisées dans leur établissement, tandis que les autres ne comptent que 15 % en moyenne, la ségrégation sociale entre établissements est de 20 % (35 – 15). La forte corrélation entre l’origine sociale et la réussite scolaire conduit à une polarisation entre établissements : ainsi, si théoriquement, et en l’absence de ségrégation, chaque collégien devrait compter 22 % de camarades provenant de catégorie sociale favorisée, dans les faits, les élèves issus de CSP+ comptent 34 % de camarades provenant du même milieu social. Ceux qui proviennent de milieu moins favorisé ne comptent que 18 % de camarades issus de CSP+[4]. L’ampleur de la ségrégation entre établissements peut s’apprécier en se focalisant sur les collèges à forte concentration d’élèves issus de milieux moins favorisés (ouvriers, demandeurs d’emploi, inactifs) : 10 % de ces élèves, qui représentent au total 37 % des publics de troisième, comptent 63 % de camarades issus du même milieu social ; 5 % en comptent 71 % ou plus. Cette ségrégation s’est ainsi bien amplifiée depuis les années 2000, l’essor de l’enseignement privé y jouant un rôle prépondérant. Un récent rapport de la Cour des comptes pointe le manque de mixité sociale dans les établissements relevant de l’enseignement privé sous contrat alors qu’il bénéficie de financements publics. Le rapport relève que la mixité sociale a reculé durant les vingt dernières années. Ainsi, en 2000, les élèves provenant de milieu très favorisé constituaient 26,4 % des effectifs alors qu’en 2021, leur part avoisine les 40 %. La Cour recommande un financement des écoles, collèges et lycées « selon les profils des élèves[5] ».
L’exacerbation de la compétition scolaire et la place occupée par l’enseignement privé dans le marché scolaire
On ne saurait pointer l’amplification des inégalités sociales et scolaires malgré différentes réformes sans interroger préalablement ce qui concourt à leur genèse. C’est fondamentalement la place qu’occupent les diplômes en France dans le destin des individus et dans leur devenir qui participe de la quête des meilleures écoles, des établissements les plus réputés et qui place, de fait, ceux-ci dans une compétition de marché. Si la qualité de l’éducation ne constitue pas, en soi, un bien convoité pour lui-même, elle reste bien l’horizon qui participe à une économie de la qualité lorsque les parents qui le peuvent effectuent des choix. Un environnement serein, offrant aux élèves un enseignement dûment effectué, apportant aussi du soutien scolaire pour les élèves qui ont en besoin, voire les aide à approfondir leurs connaissances, laisse augurer une meilleure réussite et de fortes chances d’accéder à des formations sélectives aux débouchés professionnels favorables. Les inquiétudes des parents qui sont bien légitimes se renforcent des incertitudes de l’avenir et l’éducation scolaire leur apparaît désormais comme un réel investissement pour parer aux risques de chômage ou de précarité[6].
Mais c’est fondamentalement la tension, voire l’incompatibilité apparente entre les intérêts particuliers et l’intérêt général qui constitue un obstacle majeur en vue de mettre en œuvre une réelle mixité sociale et scolaire. Une note de la DEPP datant de 2022[7] souligne que si en moyenne, la part des collégiens issus des milieux ouvriers ou inactifs est de 37,4 %, elle passe à 61 % dans 10 % des collèges les plus défavorisés et ne dépasse pas les 15 % dans les collèges les plus favorisés. L’enquête menée par la DEPP pointe le rôle de l’enseignement privé dans la ségrégation constatée. Celui-ci scolarise 22 % des collégiens et il est dans la quasi-totalité des cas « sous contrat » (les programmes d’enseignements et les volumes horaires sont les mêmes que dans l’enseignement public), financé essentiellement par l’État (il rémunère les enseignants) et les collectivités territoriales. L’enseignement privé échappe aux contraintes de sectorisation et choisit ses publics, ce qui en fait pour une large partie des familles, un cadre scolaire attractif. Le secteur privé capte ainsi une majorité d’élèves issus des franges sociales les plus favorisées puisqu’à la rentrée 2021, 40 % des élèves qui y sont scolarisés proviennent de ce milieu. Ce taux tombe à 19,5 % au sein de l’enseignement public. Et lorsque les élèves issus de milieu défavorisés constituent 42,6 % de la population fréquentant les établissements publics, leur part dépasse à peine les 18 % dans les établissements du secteur privé.
Si la ségrégation entre collèges publics tend à diminuer au fil du temps, les écarts de composition sociale entre le secteur public et le secteur privé s’amplifient parallèlement. Le secteur privé scolarise de plus en plus d’élèves de milieu favorisé, ce qui tend à confirmer les stratégies d’évitement des établissements publics par les catégories sociales les plus favorisées et leur propension à installer et renforcer l’entre-soi. Il faut aussi noter que la géographie de la mixité sociale et scolaire varie selon les départements. Comme le souligne une autre enquête de la DEPP, « Depuis 2014, la ségrégation sociale a sensiblement diminué dans une vingtaine de départements situés majoritairement dans le Nord et l’Ouest. La ségrégation entre collèges publics y a baissé, et les écarts entre secteurs public et privé n’y ont pas augmenté. Inversement, dans une trentaine de départements situés plutôt dans la moitié sud, la ségrégation a augmenté, avec une hausse marquée des écarts de composition sociale entre secteurs public et privé[8] ».
L’entre-soi caractéristique des établissements favorisés se double d’une ségrégation intra-établissements : la question de la composition des classes et du primat des intérêts particuliers sur l’intérêt général
La marchandisation de l’éducation – que l’on peut identifier à une sorte d’« économie de la qualité[9] » puisqu’elle envoie un signal positif aux parents d’élèves favorisés et en réussite scolaire – se rencontre insidieusement au sein des établissements eux-mêmes. L’entre-soi ne réfère pas seulement à une ségrégation entre écoles primaires et entre collèges – les lycées étant aussi marqués par des différences sociales perceptibles entre filières et spécialités – puisqu’il est également à l’œuvre, et de manière moins visible, au sein des établissements scolaires. La ségrégation entre classes au sein d’un même établissement s’avère aussi importante que la ségrégation entre les établissements. La ségrégation sociale et scolaire entre classes conduit de nombreux établissements – les collèges en particulier – à faire accroître la part des élèves issus de milieu social favorisé dans certaines classes, et à regrouper davantage d’élèves issus de milieu défavorisé dans d’autres classes, ce qui repose la question de l’équité et d’une école qui produit des inégalités. Autrement dit, la mixité sociale doit être appréhendée empiriquement à partir de la composition des classes dans les établissements, en prêtant attention à la part respective des CSP+ et des CSP- au sein de chaque classe. Cette ségrégation combine tout autant la volonté des chefs d’établissement de rendre attractif leur établissement, comme on rend attractif un produit marchand, en luttant contre l’évitement scolaire, que les attentes des familles favorisées, davantage attachées à ce que leur enfant bénéficie d’un cadre d’apprentissage avantageux et serein. Au collège, et malgré quelques évolutions favorables à la mixité sociale, les classes bilangues – étude de deux langues dès la classe de 6e – et le latin continuent à assurer un tri social et scolaire. 40 % des collèges proposent une classe bilangues et seuls 15 % des élèves de 6e en bénéficient. Quant au latin, proposé par 90 % des collèges, il est choisi par 20 % des familles pour les élèves de 5e. Comme des travaux l’avaient antérieurement souligné, cela confère au choix d’une langue ancienne un rôle plus utilitaire ou stratégique qu’une finalité culturelle (Etienne, 1996). Ainsi, la logique de marché prévaut dès lors que ce sont les stratégies des familles conjuguées, sous l’effet d’une concurrence entre établissements, à une offre attractive qui régulent in fine la répartition des élèves. La mixité sociale – qui recouvre aussi la mixité scolaire dans la mesure où la réussite scolaire reste fortement corrélée à l’origine sociale – repose sur le pari selon lequel l’hétérogénéité sociale et culturelle des élèves est de nature à favoriser les apprentissages scolaires, l’émancipation intellectuelle et l’ouverture du champ des possibles.
Comment défendre la mixité sociale et scolaire quand les intérêts particuliers prennent le pas sur l’intérêt général ? Répondre à cette question suppose la capacité politique – et pédagogique – de mettre en évidence le fait que l’hétérogénéité sociale et scolaire des élèves permet une élévation générale des niveaux de connaissance et des compétences, améliore sensiblement les résultats des plus faibles sans désavantager les meilleurs. C’est aussi et fondamentalement le type de société souhaité qui est en jeu car l’on peut parfaitement concilier l’intérêt général, visant à favoriser une cohésion et justice sociale, avec les intérêts particuliers permettant à chaque élève d’apprendre et de progresser dans la relation aux autres.
Les effets néfastes de la ségrégation sur la réussite scolaire et l’émancipation sociale
La ségrégation produit des effets négatifs sur les trajectoires scolaires, l’accès au savoir et à la culture et plus généralement, sur le sentiment d’appartenance à une nation et à un destin commun. Agnès van Zanten avait démontré dans un ouvrage paru en 2001 (van Zanten, 2001) jusqu’à quel point la scolarité dans des établissements situés en banlieue et relevant de l’éducation prioritaire[10] entraînait des conséquences négatives sur les apprentissages et le devenir des élèves. Felouzis et Fouquet-Chaupade relèvent que « les élèves d’origine maghrébine ont cinq fois plus de risque que les élèves autochtones d’être scolarisés dans un établissement en éducation prioritaire, c’est-à-dire rassemblant aussi les élèves dont les difficultés d’apprentissage sont avérées » (2022, p. 2).
Instaurer une mixité sociale dans les établissements scolaires dès le jeune âge, dès la section de maternelle, en y veillant tout le long de la scolarité du premier et du second degrés, constitue une modalité spécifique d’œuvrer pour les apprentissages scolaires, le faire et le vivre-ensemble. L’enquête collective dirigée par Bernard Lahire[11] et menée auprès de 35 élèves, dont 18 portraits analysés, scolarisés en maternelle, montre comment les inégalités se construisent dès la petite enfance, avec des contrastes saisissants selon les ressources dont disposent les parents, elles-mêmes favorisant d’autres ressources, comme le choix de l’école de scolarisation, le choix des amis et des cercles de sociabilité qui s’avèrent également producteurs de distance sociale. Les auteurs démontrent que « la plus extrême pauvreté comme la plus grande richesse [permettent de] de faire sentir, autant que de faire comprendre, que ces enfants, qui sont tous en grande section à l’école maternelle, au même moment, dans la même société, ne vivent pas du tout les mêmes réalités. Saisir les inégalités dès l’enfance est une manière d’appréhender l’enfance des inégalités, au sens de leur genèse dans la fabrication sociale des individus » (Lahire, 2019, p. 13). Parce que les enfants grandissent dans des classes sociales bien différentes et inégalement dotées en diverses ressources, qui participent de leur développement intellectuel, de leur rapport au langage oral et écrit, de leur rapport au temps, de leur état de santé et, avec lui, de la relation entretenue par chacun avec lui-même. L’enquête, menée auprès d’enfants très pauvres et d’enfants très favorisés, montre ainsi les grands écarts qui existent dès la jeune enfance, qui font que les uns et les autres vivent dans la même société mais non dans le même monde. Elle met aussi en évidence le caractère structurant de l’École pour les familles défavorisées qui y trouvent des repères, appuis et aide, y compris matérielle pour leurs enfants. Il est alors nécessaire, dans le monde d’aujourd’hui et dans celui demain, que l’École assoie et renforce sa fonction de socialisation et de transmission des savoirs, en veillant à prendre en compte les besoins de tous les élèves, en rapprochant des publics issus de milieux sociaux différents, même si la mixité scolaire ne saurait être réalisée sans politique volontariste qui dépasse l’enceinte des établissements scolaires.
En apprenant avec d’autres élèves, provenant de catégories sociales différentes, l’élève apprend tout autant sur le monde que sur lui-même. Il peut gagner en confiance et s’autoriser à envisager d’autres possibles. Marie Duru-Bellat souligne en ces termes tout l’intérêt pédagogique de la mixité sociale : « La mixité des classes permet d’instaurer des normes de groupes qui favorisent le travail scolaire. Être en contact avec des enfants pour lesquels il est normal de se concentrer et de fournir un effort afin de réussir permet aux élèves pour lesquels ce n’est pas évident de travailler à l’école, d’appréhender et d’adopter d’autres normes de comportement. Inversement […] Les élèves des milieux populaires se montrent également plus ambitieux quand ils sont en contact avec des élèves venant de milieux plus favorisés[12] ». Ce faisant, l’enjeu est tout autant pédagogique que sociétal, lorsqu’on sait notamment que la défiance à l’égard des élites puise son origine dans le ressentiment, l’impression d’être relégué ou abandonné.
Des leviers à mobiliser au prisme d’expérimentations nationales et internationales
Il est pour le moins surprenant de constater l’appel récurrent à la mise en place d’une mixité sociale alors que cette question ne date pas d’aujourd’hui[13]. Certes, elle admet sans doute un sens différent d’avec la période lors de laquelle a été créée la carte scolaire dont l’objectif initial visait moins la mixité que la régulation des flux et des effectifs d’élèves. Il n’empêche que cette récurrence met en forme une certaine résistance, voire une inertie quant à la mise en œuvre d’une réelle politique de mixité sociale[14].
Deux types de mesures politiques ont été engagés au début des années 2000 afin de favoriser plus de mixité sociale. Il y a eu d’abord en 2004 le transfert, sous l’effet de la réforme constitutionnelle de 2003 – organisation décentralisée de la République – de l’État vers les conseils généraux (devenus départementaux) de la sectorisation des collèges. Par ailleurs, les modalités d’affectation des élèves dans les établissements scolaires ont été infléchies sous l’effet de l’assouplissement de la carte scolaire à partir de 2007, les choix « spontanés » étaient ainsi encouragés. Le bilan de cette seconde mesure est globalement négatif puisque cela a renforcé la ségrégation entre établissements, le libre choix laissé aux familles avantage les plus initiées et s’avère être sélectif, le recrutement privilégiant les élèves en réussite, provenant majoritairement de milieu favorisé.
Des expériences ont été tentées en vue de favoriser une mixité sociale, parfois sous l’effet de la mobilisation de parents et d’associations de quartiers, mais aussi quand des politiques se saisissent sérieusement de cette question. Ainsi, la fermeture d’un collège dans un quartier populaire de la ville de Toulouse a conduit à répartir les élèves qui y étaient scolarisés, et dont près de 98 % provenaient de milieu populaire, dans cinq collèges situés au centre-ville. Cela ne s’est pas opéré sans résistance, tant du côté des parents résidant dans le quartier populaire – du fait du sentiment d’abandon, lié à la fermeture d’un collège « ghettoïsé » – que de celui des parents scolarisant leurs enfants dans des collèges de centre-ville – la venue d’autres élèves ayant été perçue comme une menace notamment pour le niveau scolaire qui risquait d’être affaibli. Pour sa part, et parce qu’elle connaît une forte ségrégation sociale entre les établissements, l’académie de Paris a expérimenté l’affectation multi-collèges, avec des résultats globalement positifs même si les objectifs de mixité atteints doivent être également appréciés à l’aune de l’amélioration de la réussite scolaire[15]. En définissant un secteur commun à plusieurs collèges géographiquement proches mais situés dans un environnement immédiat socialement contrasté, l’objectif était de favoriser une affectation socialement hétérogène dans chacun des établissements.
Le Conseil de Paris a ainsi voté en janvier 2017 la création de trois secteurs bi-collèges dans les 18e et 19earrondissements. Dès la première année d’expérimentation, la diversification des publics accueillis a été effective, notamment dans deux des trois secteurs. À la rentrée 2018, près de 700 élèves de 6e ont été affectés dans les trois secteurs bi-collèges, selon deux procédures : la « montée alternée » et le choix régulé. Appliquée à des secteurs bi-collèges, la montée alternée consiste à affecter les entrants en 6e alternativement à l’un et à l’autre collège. L’objectif étant de faire en sorte que chaque collège scolarise tous les élèves relevant des deux secteurs mais de manière alternative, « les années paires, le premier collège n’accueille que des classes de sixième et de quatrième quand le second n’accueille que des classes de cinquième et de troisième ; les années impaires, la configuration est inversée » (Grenet, Souidi, 2021, op. cit. p. 4). Il reste à évaluer les apprentissages effectifs des élèves et leurs parcours scolaires sur la durée. Car on sait que les inégalités sociales de réussite scolaire sont cumulatives et que les acquisitions scolaires ne sont pas les seuls à intervenir durant les parcours puisque d’autres variables sont tout autant agissantes : l’ambition ou l’autocensure, la mobilité spatiale, les activités et les pratiques culturelles, etc. font partie de ces variables qui doivent beaucoup à l’origine sociale mais sur lesquelles l’École, via la mixité sociale, peut agir.
Des expériences internationales ont conduit aux mêmes effets et peuvent éclairer une politique publique en faveur de la mixité sociale. Ainsi, à Stockholm en Suède, la suppression en 2000 de l’équivalent de la carte scolaire a rapidement amplifié la ségrégation à la fois sociale et ethnique puisque l’admission privilégiait comme critère les notes scolaires[16]. En Caroline du Nord (Etats-Unis), l’assouplissement des règles d’affectation permettant aux familles de choisir les établissements a engendré les mêmes conséquences, avec une forte concentration des élèves issus de familles défavorisées, celles qui ne disposent pas de moyens permettant de conduire leurs enfants dans des établissements plus éloignés du domicile. La liberté de choisir l’établissement, pour être théoriquement séduisante, peut s’avérer fortement inégalitaire, non seulement parce que tous les parents ne disposent pas du même niveau d’information, qu’ils sont inégalement disposés à l’égard de la mixité sociale qui le dispute à la quête de l’entre-soi chez les catégories sociales les plus favorisées – et dont les enfants sont en meilleure réussite scolaire –, mais aussi parce que les familles les plus modestes ont davantage tendance à s’auto-censurer[17].
Convaincre les familles les plus favorisées de scolariser leurs enfants dans des établissements situés dans un environnement socialement populaire ne peut avoir d’effets d’attractivité que si l’enseignement proposé est de qualité (les établissements sont qualifiés de « magnet schools »). C’est ainsi que dans plusieurs États américains, la déségrégation des établissements, reposant sur l’incitation des familles blanches à scolariser leurs enfants dans des quartiers défavorisés, s’est accompagnée d’une mobilisation de fonds spécifiques par le gouvernement fédéral. Le résultat est mitigé car dans beaucoup d’établissements, la forte dispersion des élèves favorisés pèse peu sur la mixité sociale, sans compter le fait que la ségrégation a pris la forme de classes assez homogènes socialement et donc ségréguées entre elles.
Conclusion
Alors que l’École et la République ont promu l’égalité des chances comme valeur permettant d’ouvrir des horizons à chaque élève et de lutter contre les déterminismes sociaux, et même si le système éducatif a contribué à l’élévation des niveaux de qualification, il reste profondément inégalitaire. Pire : il ne laisse désormais entrevoir une possible mobilité sociale que pour une petite minorité et l’on voit bien l’écart qui s’installe entre des élèves et des jeunes, amenés à grandir dans des mondes bien différents, voire étanches. Cela concourt à amplifier la défiance à l’égard des institutions et à entretenir un ressentiment durable[18]. Dans ce contexte, l’enseignement privé tire son épingle du jeu libéral et renforce sa position sur un marché concurrentiel.
Les contraintes en vue d’installer une mixité effective comme levier pour l’égalité des chances, tiennent essentiellement à quatre dimensions sur lesquelles une politique volontariste devra agir : l’incitation des familles favorisées à scolariser leurs enfants dans des établissements socialement hétérogènes ; la régulation de l’offre en veillant à ce que le secteur privé ne renforce pas l’entre-soi choisi – ce qui par exemple passe par une exigence à l’égard des établissements privés sous contrat quant à l’accompagnement des élèves en difficulté, la tendance étant celle de leur exclusion pour un retour vers le secteur public – ; l’action sur la politique de la ville et des quartiers en introduisant davantage de mixité résidentielle, ce qui constitue un défi dans un contexte immobilier tendu. Cette dimension montre à l’évidence qu’une politique scolaire en faveur de la mixité sociale ne peut être qu’interministérielle et multi-partenariale, associant l’État, les collectivités locales et le monde associatif. C’est bien à une politique volontariste, qui rallie à sa cause les usagers à commencer par les familles, que revient la mise en œuvre d’une réelle mixité sociale. Enfin, une dimension incontournable de cette politique de mixité effective réside dans le travail visant à convaincre, exemples empiriques à l’appui, une partie du corps enseignant, pas toujours convaincue de l’intérêt de la mixité sociale et scolaire, et qu’il faudra si nécessaire accompagner sur le plan didactique et pédagogique, par exemple en alliant pédagogie différenciée et coopération entre les élèves. Cette dernière dimension apparaît sans doute comme l’antidote à administrer – à piloter – au sein de nos établissements publics pour que l’éducation reste un bien commun à vocation démocratique et ne bascule pas vers un service marchand et concurrentiel exclusif.
Aziz JELLAB
IGESR
Professeur des universités associé à l’INSEI, université Paris Nanterre
[1] L’observatoire des inégalités, « Les inégalités sociales, de l’école primaire à la fin du collège », 23 février 2023, https://www.inegalites.fr/inegalites-sociales-primaire-college
[2] Agnès van Zanten, L’école de la périphérie, PUF, 2001, p. 3
[3] CNESCO, Comment l’école amplifie-t-elle les inégalités sociales et migratoires ? https://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2017/04/Inegalites_sociales_dossier_synthese.pdf
[4] S-T. Ly et A. Riegert mettent en évidence les disparités entre départements quant à la mixité sociale et à la ségrégation entre collèges : « D’un département a un autre, la ségrégation sociale varie de 2 % à 27 %. Les départements où la ségrégation est plus faible sont des départements fortement ruraux (Lozère, Ariège, Lot, Aude). Dans ces départements à faible densité de population, les collèges recrutent sur un rayon pouvant dépasser les dix kilomètres : ils regroupent donc dans un même lieu des élèves d’origines différentes, ce qui favorise la mixité sociale. À l’inverse, les départements ayant la plus forte ségrégation sociale sont essentiellement des départements urbains qui comportent des grandes villes (les Hauts-de-Seine et Paris se dégagent nettement, suivis des Yvelines, du Val-de-Marne, du Nord, du Rhône et des Bouches-du-Rhône) » Son Thierry Ly, Arnaud Riegert, Mixité sociale et scolaire et ségrégation inter- et intra-établissement dans les collèges et lycées français. CNESCO, 2015, p. 5.
[5] Cf. Cour ces comptes, L’enseignement privé sous contrat, Rapport public thématique, Paris, juin 2023. https://www.ccomptes.fr/system/files/2023-05/20230601-enseignement-prive-sous-contrat.pdf.
[6] À cet égard, un autre marché bien libéral connaît un essor spectaculaire, celui des cours privés. Le marché du soutien scolaire en France représente 40 millions d’heures de cours par an et un chiffre d’affaires de 2 milliards d’euros. Un collégien sur 5 et un lycéen sur 3 suivent des cours à domicile. Une entreprise, leader sur le marché du soutien scolaire, intervient auprès de 100000 élèves, emploie 25000 enseignants et gère 105 agences. Depuis la loi Borloo de 2005, les parents peuvent déduire à hauteur de 50 % les dépenses engagées en faveur du soutien scolaire. Celles-ci représentent en moyenne 1500 euros. Cf. « Les cours particuliers en France : état des lieux et statistiques », https://www.coursparticuliers.info/les-cours-particuliers-en-france-etat-des-lieu-et-statistiques/ Consulté le 12 juillet 2023.
[7] Note d’information, « Évolution de la mixité sociale des collèges », n° 22.26 – Juillet 2022.
[8] Note d’information « Évolution de la mixité sociale des collèges », N° 23.37 – Juillet 2023, p. 1.
[9] La notion d’économie de la qualité a été théorisée par le sociologue Lucien Karpik pour lequel l’ajustement de l’offre et de la demande passe moins par le prix que par le jugement sur la qualité du produit ou de l’offre. Cf. « L’économie de la qualité », Revue française de sociologie, 1989, 30-2.
[10] Nous ne développons pas dans ce texte la situation particulière de l’éducation prioritaire qui incarne, à elle seule, les dysfonctionnements d’une école faiblement mixte. Politique emblématique, l’éducation prioritaire a inauguré une nouvelle ère institutionnelle, marquée par la reconnaissance des inégalités sociales et culturelles face à l’école et aux apprentissages. Mais le bilan mitigé des différentes politiques engagées procède partiellement de la faible mixité sociale, voire de son absence, dans de nombreux établissements scolaires. Question socialement vive, la mixité pourrait pourtant constituer la clé de réussite d’une politique ambitieuse (Jellab, 2020).
[11] Bernard Lahire (sous la direction de), Enfance de classes, Paris, Seuil, 2019.
[12] Marie Duru-Bellat, « La mixité sociale favorise le travail scolaire », Les dossiers d’Alternatives économiques, Hors-série 5, p. 21.
[13] David J. Armor « The evidence on: “busing” ». The Public Interest, 1972, 28 ; Daniel Sabbagh, 2004, Discrimination positive et déségrégation. Les catégories opératoires des politiques d’intégration aux États-Unis, Sociétés contemporaines, 2004, 1/51.
[14] Dans un rapport remis en 2002 au ministre de l’Éducation nationale, Jean Hébrard avance : « Si l’école doit encore jouer, dans notre pays, le rôle qui lui a été attribué depuis la Révolution française, il est certainement nécessaire que notre société accepte mieux l’hétérogénéité sociale. Cela passe par une réorganisation de l’habitat et de la ville. Cela passe tout autant par une réorganisation de l’école. Il ne suffit pas, à cet égard, en jouant sur la carte scolaire et sur la sectorisation, de demander un peu plus fermement aux familles et aux enseignants de respecter ce qui fonde le caractère public du service d’enseignement : son caractère non ségrégatif. Il faut aussi donner les moyens aux unes comme aux autres d’accepter sans réticences cette expérience de la mixité sociale » (La mixité sociale à l’école et au collège, Rapport à Monsieur le ministre de l’éducation nationale, mars 2002, p. 54, https://www.education.gouv.fr/la-mixite-sociale-l-ecole-et-au-college-1520. Le propos soulignait l’importance d’une approche globale de la mixité sociale en repensant l’organisation des établissements scolaires, l’hétérogénéité des publics accueillis et les politiques du logement et de la ville.
[15] Julien Grenet, Youssef Souidi, « Secteurs multi-collèges à Paris : quel bilan après trois ans ? », Institut des politiques publiques, 2021, N° 62.
[16] Söderström, Martin & Uusitalo, Roope, School Choice and Segregation: Evidence from an Admission Reform, IFAU Working Paper N° 7, Uppsala, Suède, 2005.
[17] Nous avons pu le démontrer à la suite de l’expérimentation de la décision d’orientation revenant aux parents. Plus ceux-ci appartiennent aux catégories sociales les plus modestes, plus on observe une tendance à une sous-estimation des capacités et compétences de leurs enfants, de sorte que la notion de choix cache souvent une forme de prudence, rivalisant avec les pires déterminismes, cf. Aziz Jellab, « Suffit-il de choisir et de décider pour bien s’orienter ? Les enseignements de l’expérimentation de la décision d’orientation revenant aux parents en fin de collège », Administration et Education, 2017/1, N° 153.
[18] Cela concourt à renforcer l’essor de la défiance, du populisme et de la critique des institutions, à commencer par le système éducatif et ses promesses non tenues. Cf. Aziz Jellab, Populisme et anti-intellectualisme en démocratie. Un défi pour une éducation à l’esprit éclairé et critique, Hermann, 2023 (à paraître).