Compléments de la revue

Faiblesses de l’École et conquête du marché – A. Perrin-Turenne

Version longue de l’article paru dans le numéro 180 (2023/4) de la revue Administration & Éducation, p. 51-59

 

A&E180

Offre de service et stratégie commerciale

 

Agnès PERRIN-TURENNE
Interview réalisée et transcrite par l’équipe de coordination

 

De nombreuses entreprises commerciales (Acadomia, Anacours, Complétude, Cours Legendre, Superprof…) accompagnent des élèves : à côté, en complément, en supplément, en substitution de l’école ? Tous les niveaux sont concernés, du CP à l’université, avec même une incursion à l’école maternelle. Cours à domicile, en ligne, en centre, coaching etc., de multiples modalités sont proposées. Entre start-up de l’e-learning et poids lourds du soutien scolaire comme Acadomia, la concurrence se fait rude, on observe la compétition des encarts publicitaires très accrocheurs, révélant un marketing offensif très inhabituel dans le monde feutré de l’Éducation nationale. Agnès Perrin-Turenne a été chargée de développement à Acadomia et dirige désormais la Tony Parker Adéquat Academy, structure privée de sport-études, elle nous expose son point de vue sur la création et le développement de telles entreprises.

 

Madame Perrin-Turenne, nous vous remercions de nous accorder cet entretien. Pouvez-vous d’abord nous préciser votre parcours ?

J’ai commencé durant une quinzaine d’années dans l’Éducation nationale, je portais en moi quelque chose de très intime et de très familial […]. Je me suis tournée vers l’enseignement et je suis devenue professeur d’histoire. Et très rapidement, je me suis trouvée stupéfaite du manque de mémorisation des jeunes par rapport à ce qu’on leur transmettait et j’ai repassé le concours de professeur des écoles. J’ai fait l’inverse de ce que beaucoup d’enseignants font, c’est-à-dire aller vers les classes supérieures. J’ai pris une classe de CM2 et je suis allée jusqu’en classe de CP par intérêt pour les apprentissages fondamentaux, pour comprendre pourquoi on ressassait chaque année certaines notions et qu’elles ne demeuraient pas. J’ai été passionnée par cette classe de CP où tout est possible, où on a un fort impact auprès des familles et auprès des jeunes. J’ai également suivi des formations sur les troubles du langage et des apprentissages.

Par la suite, j’ai pris une fonction de chef d’établissement et j’ai démissionné. Pour deux raisons, l’une personnelle et familiale, mais l’autre parce que j’avais le sentiment intime que je n’arriverais pas à me renouveler et à garder la même passion, le même enthousiasme toute une carrière. Je suis persuadée qu’il serait très judicieux de créer des ponts entre l’Éducation nationale et l’entreprise, qu’il faudrait appliquer à l’Éducation nationale une notion d’efficience et d’efficacité par rapport à l’investissement que l’on a auprès de nos jeunes. L’entreprise amène ça avec des notions d’objectifs très forts et de rentabilité, pour reprendre des termes usuels ; je trouve qu’il serait très intéressant que des gens de la sphère privée viennent transmettre cela car l’engagement entrepreneurial donne du sens, régénère énormément et permet de recevoir aussi beaucoup. Ce serait très judicieux pour le bien-être des jeunes mais aussi pour le bien-être des institutions, qu’elles soient publiques ou privées. Et quand je dis « privé », je pense vraiment au monde de l’entreprise et des start-up désormais. Voilà mon point de vue, j’ai donc monté moi-même une société de soutien scolaire, plutôt de coaching scolaire, avec une prise en charge des problématiques à la fois de services, des familles et aussi de leur questionnement par rapport à leur enfant. Dans ce cadre, nous allions chercher les enfants à la sortie des écoles, c’était un vrai service logistique en fait, pour les ramener dans notre entreprise où on leur faisait faire les devoirs et une fois les devoirs faits, on avait tout un temps plus ludique ; les parents venaient chercher leur enfant à l’heure qu’ils souhaitaient sans la panique et la peur d’être en retard quand l’étude finit à 18h00. J’ai développé cette société pendant cinq ans, puis créé une autre société de formation en entreprise. Ma première société a été rachetée par le groupe Acadomia, qui était à l’époque une entreprise leader du soutien scolaire « B to C » en agence commerciale, plutôt de qualité structurelle assez faible et ils ont repris mon concept de centre pédagogique.

J’ai ainsi développé au sein d’Acadomia la notion de centre pédagogique avec des équipes enseignantes fixes et une sorte de chef d’établissement. Certaines agences Acadomia se sont transformées en centres pédagogiques – il y en avait jusqu’à 40 – et dans ce cadre-là, j’ai aussi monté plusieurs établissements scolaires en proximité avec le monde du sport. En effet, des centres de formation et beaucoup de fédérations nous demandaient de les accompagner soit auprès des sportifs de très haut niveau pour des cours particuliers ou du coaching, soit vraiment structurellement afin de monter un établissement scolaire privé hors contrat au sein de leur propre structure. C’est ainsi que j’ai développé l’offre « B to B » d’Acadomia auprès d’entreprises (pour de la formation de collaborateurs), auprès des collectivités locales, particulièrement auprès des groupements de HLM qui souhaitaient apporter aux familles des services complémentaires à leur offre de location en investissant sur l’éducation plutôt que sur les espaces verts ou des caméras de sécurité. Et puis dans le monde du sport, nous avons conclu plusieurs gros partenariats avec les fédérations de handball, de tennis, avec des clubs et c’est ainsi que j’ai rencontré Tony Parker qui montait une académie privée, plutôt à l’anglo-saxonne, et son concept m’intéressait beaucoup. Je suis restée douze ans chez Acadomia, et après le Covid, j’ai voulu me remobiliser sur une aventure plus entrepreneuriale, un esprit plus start-up. Tel est un peu mon parcours : public, privé et entrepreneurial parce que même si mon ADN c’est l’éducation, j’ai aussi une autre partie de moi qui est vraiment très entrepreneuriale. J’essaie de mener les deux, toujours dans le secteur de l’éducation, de manière investie, mais surtout en essayant de faire changer des petites choses modestement, à mon niveau.

Concernant mon investissement dans le sport-études, alors que je ne connais rien au sport, ma colonne vertébrale étant toujours l’éducation, ce monde du sport est un univers qui m’a passionnée. D’abord, il y a des gens passionnés, beaucoup de bénévolat et il y a pour certaines structures des problématiques financières, économiques, mais aussi de management. Et je trouve qu’on ne met pas suffisamment en valeur en France l’abnégation de ces jeunes qui sacrifient du temps et bien d’autres choses pour pratiquer un sport de haut niveau. C’est un vrai choix pour les familles, souvent très compliqué : est-ce qu’on préserve le parcours éducatif ou permet-on aux enjeux sportifs de prend le dessus ? Souvent, on dit que le double projet sportif et éducatif est difficile à mener et que les jeunes abandonnent l’école pour faire une carrière sportive – et pas toujours gagner de l’argent ! Mais il y a aussi beaucoup de champions ou médaillés potentiels qui ne le seront jamais parce qu’au contraire ils vont privilégier les études. En France, s’impose souvent un choix et c’est dommageable parce que ce sont de vraies incarnations pour la société d’aujourd’hui, pour notre jeunesse qui au lieu d’influenceurs, pourrait se retrouver dans certaines figures, et avec plein de nouveaux sports. Dans notre prochaine académie, on va faire du paddle, du basket 3-3, de la breakdance… Ce sont de nouvelles disciplines olympiques, peu ou pas structurées de manière fédérale. Enfin, je trouve qu’il faut mettre en avant ces parcours de jeunes qui courent le week-end pour aller faire leurs compétitions, qui, après l’école et les devoirs, vont à leur entraînement tard le soir avec peu de moyens et qui parfois doivent faire des choix. C’est un milieu dynamique et persévérant, qui me plaît beaucoup, et il y a beaucoup à faire.

 

Qu’est-ce que propose une entreprise comme Acadomia ou une structure comme celle que vous dirigez actuellement et que ne proposent pas les structures associatives ou le système éducatif lui-même ?

C’est vrai qu’il y a une réalité de marché avec une grande part de marché au noir, un gros marché parallèle de cours qui se crée me semble-t-il pour deux raisons. D’abord la carrière d’enseignant n’est pas très rémunératrice et se trouve plutôt dégradée, en valorisation comme en rémunération, par rapport à une autre époque. Il y a donc une réalité de marché qui fait que spontanément beaucoup de professeurs, enseignants, étudiants donnent des cours particuliers. Acadomia a surfé sur ce constat-là pour structurer un marché officiel, rémunérateur puisque c’est une entreprise, mais aussi avec l’argumentaire que c’était une façon de lutter contre le marché au noir, puisque les enseignants, étudiants ou autres, allaient être déclarés. Par ailleurs, ce qu’apporte peut-être Acadomia, c’est une sorte de valorisation du soutien scolaire, au sens où ce n’est pas pour les mauvais élèves ou les élèves en difficulté, mais c’est parfois dans un objectif de performance qu’Acadomia est sollicité, avec la recherche d’un niveau supérieur et non pas en compensation d’un niveau non acquis, du moins pour de nombreuses familles. Et troisième volet peut-être aussi, c’est justement la prise en charge des problématiques de la famille, et pas seulement du jeune apprenant. Des relations se créent avec les parents demandeurs et sur cet aspect-là, Acadomia offre une dimension de relationnel et de service qui n’existe pas ou existe moins dans d’autres propositions.

 

Diriez-vous que vous vous positionnez par rapport à des faiblesses ou des manques de notre système éducatif ?

Nous nous positionnons par rapport à la réalité d’un marché, j’insiste bien : il existe de fait. Ensuite possiblement, oui par rapport à une incompréhension que j’ai moi-même connue en tant qu’enseignante : il y a une forme de préservation de l’École en son sein, qui est peut-être nécessaire mais néanmoins, beaucoup de familles se sentent exclues de la relation à l’École. Or, c’est quand même de leur enfant dont il est question. Alors qu’en maternelle, il existe une certaine porosité entre l’école et la famille grâce à la participation de celles-ci à certains moments et activités, plus l’enfant grandit, moins la famille est sollicitée, voire se trouve parfois complètement écartée. Et je crois que les familles sont très demandeuses, notamment les familles monoparentales ou un peu isolées, or ce lien, ce relationnel et cette sécurisation ont peut-être du mal à se faire au niveau de l’Éducation nationale, avec une sorte de crainte associée à une préservation nécessaire. Peut-être qu’à côté, le système privé transgresse cela et parvient à ce que le soutien scolaire ne soit pas stigmatisé ; il en fait quelque chose de positif avec des objectifs de performance et d’amélioration mais aussi d’apaisement et de relation. Beaucoup de familles chez Acadomia sont en recherche de conseils, évidemment sur l’orientation, mais aussi de façon plus large que la seule demande de soutien scolaire. Ce sont des conseils éducatifs, par exemple : « Mon fils est agité. Quel sport doit-il pratiquer ? » Pour tous ces questionnements-là de familles – aussi parce que la famille explose en partie avec différentes situations –, Acadomia apporte une sorte de relais supplémentaire, ni unique ni suffisant mais un relais que la famille peut actionner pour accompagner son enfant et l’éduquer au sens très large.

 

Si les familles vont ainsi vers vous, est-ce que cela ne porte pas un risque de creuser pour elles la distance avec le système éducatif et introduire une certaine défiance ?

Vraiment, je vous livre mon vécu et la réalité que je perçois. Autant peut-être, il y a une sorte de méfiance entre la marque, le groupe Acadomia, et l’Éducation nationale au sens global, autant sur le terrain, de nombreux responsables d’agence – il y a plus de 120 agences Acadomia – connaissent les chefs d’établissement et travaillent avec eux. C’est même parfois le chef d’établissement qui sollicite Acadomia ou va proposer à la famille une solution privée. Il n’y a pas tant d’opposition que ce qu’on pourrait imaginer. J’ai dirigé huit établissements scolaires privés, hors contrats et nous étions en collaboration avec les autres établissements scolaires, parce que notre proposition est différente et qu’elle est acceptée comme telle. Et puis évidemment, on est en lien[1] avec les rectorats dont nos établissements dépendent, donc il n’y a pas tant d’opposition et de méfiance que cela, sur le terrain du moins, c’est différent au niveau de la grande institution et des grands groupes.

 

Concernant les attentes des familles, sentez-vous une évolution qualitative ces quinze ou vingt dernières années ?

Oui, un élargissement des attentes, c’est certain ! Ce qui angoisse terriblement les parents, c’est l’orientation et Parcoursup. Bien sûr qu’il se fait des choses dans les établissements scolaires, mais pour parler de manière triviale : les parents ne sont jamais rassasiés, ils ont besoin d’un double voire d’un triple conseil. Donc ils vont faire appel effectivement à Acadomia, entre autres, ou encore à des agences spécialisées et même à des coachs pour avoir des informations sur l’orientation, particulièrement quand il s’agit de renseigner Parcoursup, période vraiment cruciale.

Il y a également tous les parents désemparés par rapport à leur enfant en situation de handicap, léger ou lourd, un enfant hyperactif par exemple, qui recherchent des solutions. Ils nous disent qu’ils ne sont pas compris, pas écoutés, que les décisions prises ne leur conviennent pas ou du moins, qu’ils ont envie d’être leaders de l’accompagnement de leur enfant. Ces parents recherchent des solutions à taille humaine, avec des petits groupes et une attention toute particulière à leur enfant. Nous avons de plus en plus de familles qui nous sollicitent pour ces situations. Il y a aussi tout le volet de la phobie scolaire : beaucoup de familles et beaucoup de jeunes viennent vers nous à la suite de pressions et de phobies scolaires fortes. Ils recherchent des structures, soit pour faire l’école à la maison avec le besoin d’une structure accompagnatrice, soit pour d’autres formules plus personnalisées pour leur enfant. Donc tout cela est très nouveau, très récent, mais franchement très puissant. Pour le reste, encore une fois, je crois que l’éclatement familial, avec des oppositions et des difficultés, crée le besoin, pour l’enfant et pour les parents concernés, d’une sorte de structure médiatrice qui peut apaiser. Et peut-être que l’institution École fait peur à ces parents, ils ne se livrent pas parce qu’ils craignent que ça stigmatise leur enfant ; ils cherchent alors dans une structure parallèle de la compréhension, de l’écoute, éventuellement du soutien et de l’aide.

 

 

Qu’est-ce que vous apportez ? Quelles sont les ressources dont vous disposez pour lever ces angoisses ou tenter de le faire ?

Il faut comprendre qu’Acadomia ne dispense pas seulement des cours. Nous avons procédé à un recrutement de conseillers et conseillères d’orientation et nous avons construit toute une ingénierie d’orientation qui a été élaborée et écrite, avec notamment des stages de méthodologie spécifiquement associés à un objectif d’orientation. Et cela peut aller très loin, jusqu’à renseigner Parcoursup avec l’enfant et sa famille.

 

Et qui sont vos conseillers d’orientation ?

Eh bien, c’est un peu comme le public de nos enseignants. Parmi nos enseignants, il y en gros trois populations : des enseignants en poste à l’Éducation nationale qui ont un revenu complémentaire avec Acadomia, des professeurs retraités qui ont encore envie d’enseigner et toute une population d’étudiants d’écoles supérieures pour qui enseigner et avoir une expérience Acadomia, c’est plutôt bien dans le CV et c’est un premier job à forte valeur ajoutée. Concernant les retraités, on entend souvent que pour eux tout s’arrête d’un seul coup alors qu’ils souhaitent encore enseigner, aider, accompagner. Ils peuvent rejoindre des associations, mais certains ont aussi besoin de combler un revenu. À côté de ces trois populations principales, nous avons aussi quelques personnes issues du secteur privé, chefs d’entreprise, ingénieurs ou autres, qui ont envie de transmettre ; c’est pour eux un petit complément qui leur permet aussi de recevoir beaucoup. La force d’Acadomia ou du moins sa prétention, c’est de dire que l’entreprise va trouver non pas un enseignant pour le jeune, mais de trouver l’enseignant qui correspond. Ce n’est pas toujours le plus expérimenté, parfois, le jeune préfère être avec un étudiant parce qu’il va être plus cool, il va pouvoir se livrer davantage alors qu’avec la posture d’un professeur classique, le soutien scolaire est un peu rejeté. On a parfois du mal à convaincre les familles mais en réalité cela marche très bien : des étudiants moins expérimentés vont aborder le soutien scolaire de manière plus décontractée et cela va permettre au jeune de reprendre confiance et d’accepter ce soutien scolaire. Concernant les conseillers d’orientation, c’est un petit peu la même chose. On a des personnes en situation de retraite et d’autres qui sont actifs et qui vont nous donner un petit peu de temps supplémentaire.

 

D’un point de vue sociologique, qui sont vos élèves ? Vous avez parlé de contexte familial éclaté, d’inquiétude, mais les services sont payants. Les familles sont-elles aidées ?

Concernant Acadomia, la population peut être globalement qualifiée de CSP+ mais nous avons aussi des familles qui ne le sont pas du tout et qui se privent beaucoup, font d’énormes sacrifices pour aider leur enfant. Je ne peux pas vous donner le ratio mais je vous assure que c’est très prégnant. Il y a beaucoup de familles qui sont préoccupées, qui sont perdues et qui vont peut-être sacrifier des vacances ou autre chose pour offrir de l’aide à leur enfant. En ce qui concerne les aides, d’abord il y a la réduction d’impôts – en plus maintenant, c’est une prise en charge à la source donc il n’y a plus d’avance à faire comme auparavant –, mais il y a aussi les cours en distanciel et les stages. Les stages ne coûtent pas très cher ; mon ancien patron disait : « Ce n’est pas le prix d’une paire de baskets et c’est un stage qui permet de redonner confiance et de rendre les vacances utiles ». Certes, nous avons une majorité de familles aisées mais aussi beaucoup de familles qui n’ont pas de gros revenus et qui vont quand même privilégier l’aide à leur enfant. Je ne sais pas pourquoi ces dernières ne se tournent pas vers les associations mais c’est un fait, elles choisissent ce système privé.

Concernant la structure que je suis en train de développer sur le sport études, c’est différent. Nous travaillons avec des entreprises privées, des gros partenaires qui nous permettent de proposer un système de bourses. Nous avons donné des bourses pendant trois ans à des jeunes – selon le foyer fiscal, cela peut représenter de 20 % à 100 % du coût global –, afin que ceux qui n’ont pas les moyens puissent quand même faire leur cursus.

 

Vous évoquez le crédit d’impôt retenu à la source, comment fonctionne ce dispositif ?

C’est très nouveau, c’est le même principe que pour les service d’aide à la personne. Avant, il fallait avancer la totalité du montant, déclarer aux impôts et vous aviez un remboursement. Désormais[2], c’est calculé directement et donc vous n’avancez plus la part de crédit d’impôt, vous ne payez que le reste dû donc c’est facilitateur pour les familles.

 

Est-ce que cela a eu un impact sur l’évolution de l’entreprise Acadomia ?

C’est difficile à cerner parce qu’on a connu un double impact. D’abord, comme je le disais, il y avait une sorte de saturation du marché du cours particulier, ce qui nous a fait basculer un peu vers du cours collectif avec des stages ou avec des cours hebdomadaires dans les centres pédagogiques. C’était la stratégie d’Acadomia, du fait de cette saturation mais aussi parce que c’est une proposition qui marche bien : au-delà des cours collectifs, les jeunes venaient dans une sorte de maison pédagogique où ils pouvaient aussi faire leurs devoirs, rencontrer d’autres jeunes avec un accueil chaleureux. Quand ils participent à un stage, les jeunes ont un petit goûter tous les jours, ils font une petite fête en fin du stage. Cette forme de convivialité est importante : à la sortie des cours, le jeune retrouve d’autres copains mais aussi des professeurs qui sont là, le responsable d’agence qui est à l’écoute, c’est tout un côté « seconde famille ». Mais il y a eu le Covid, donc évidemment, tout cela a été fermé, tous les cours, collectifs ou particuliers, ont été basculés en digital. Et à la sortie du Covid, effectivement, il y a eu cette nouvelle règlementation avec le prélèvement à la source mais il est difficile de discerner ce qui serait lié à cela et ce qui tient à un changement de comportement, les deux facteurs se sont cumulés. Les cours particuliers reviennent de manière massive, c’est une réalité, sans doute parce que c’est moins cher mais aussi parce qu’avec le Covid, il y a eu beaucoup de désespérance familiale, les familles se sont trouvées submergées face à la conscience et au sérieux des enseignants qui ne se rendaient peut-être pas compte de l’envoi énorme de devoirs et de choses à faire. Les parents qui déjà étaient en visio toute la journée pour leur travail devaient s’adapter et faire classe à leur enfant avec tous les supports envoyés… Bref ça a été l’enfer pour beaucoup de familles et nous avons eu de très nombreuses demandes d’aide pour répondre à cela.

 

Pourquoi l’offre de services d’entreprises comme Acadomia évolue-t-elle aujourd’hui vers davantage de propositions collectives ?

Je pense que nous avons une génération qui est habituée à cela, avec l’idée communautaire, les réseaux sociaux, les étudiants sont en colocation. C’est un peu tout ce côté collectif qui est recherché mais avec de nouveaux types de communautés. Si je reviens au sport, c’est beaucoup cela : il y a la famille, l’école, mais chaque jeune a une sorte de référentiel qui lui est propre. Quand ça ne se passe pas toujours bien à l’école et à la maison, Acadomia peut proposer une autre « famille » dans ces centres pédagogiques, parce qu’il y a d’autres jeunes, d’autres enseignants qui ne vont pas juger, qui ne sont pas là pour sévir, mais pour accompagner, pour écouter, pour comprendre. Un peu comme pour certains jeunes, un club de foot ou un club de basket va être aussi une seconde famille. C’est tout ce côté convivial, communautaire, d’encadrement et de préservation aussi, qui est important.

 

Mais des associations ont eu les mêmes motivations que ce que vous exprimez ici pour l’accompagnement des élèves. Donc dans ce monde concurrentiel, sur quoi se fondent les stratégies commerciales et les politiques de développement des entreprises comme Acadomia ?

Je ne sais pas pourquoi les familles ne se tournent pas vers les associations. Déjà, je ne sais pas si elles en ont toutes à disposition à proximité. Et elles considèrent peut-être les associations comme appartenant à l’univers de l’Éducation nationale, avec une forme de confusion. Mais par ailleurs, et ça c’est du marketing, Acadomia arrive à renverser les croyances en affirmant que le soutien scolaire n’est pas pour les mauvais élèves, en le rendant plus sexy, plus attractif, plus disruptif. Nous avons aussi cette problématique de toutes les start-up et du développement de la Tech, on a là une transposition de ce que je vous disais par rapport au marché au noir. Beaucoup d’enseignants, sur Leboncoin ou sur d’autres structures dédiées, proposent leurs services de cours. C’est vraiment une réalité qui n’est d’ailleurs pas nouvelle au sein de l’école : il y a toujours eu le professeur de mathématiques qui a proposé des cours de maths. Mais ça se faisait un peu sous le manteau et pas toujours de manière gracieuse. Donc, sur cette base-là, des structures Tech ou des entreprises comme Acadomia ont structuré le marché, je ne sais pas si elles l’ont favorisé. Mais au sein des écoles et particulièrement quand il y a une pression sur des notes, sur l’obtention des mentions au bac et autres, c’est peut-être là que les associations ne répondent pas au besoin des familles. Au sein de l’école, on veut faire croire que tout peut se faire sans supplément, alors que les familles, de manière très pragmatique et peut-être exponentielle, vont penser que si, il faut un supplément, elles vont le trouver dans des structures privées.

 

Pour avoir été attirés – comment ne pas l’être ? – par les publicités Acadomia, il nous semble évident que l’entreprise surfe sur les émotions, dans une approche qui touche l’intime. Mais pour ces enseignants, en poste ou retraités, ou ces étudiants qui viennent chercher un complément de rémunération, est-ce que gagner plus va leur permettre de mieux prendre en compte les émotions des élèves ?

Les enseignants ne recherchent pas seulement un complément de rémunération, beaucoup se plaignent des effectifs extrêmement lourds de leurs classes et du manque de moyens, cela fait partie des marronniers. Or ce qu’offre Acadomia c’est du cours particulier, des petits groupes et pour l’enseignant c’est une façon de retrouver le cœur, la raison d’être de son métier d’enseignant, le plaisir de la transmission. Et ça, effectivement c’est de l’ordre de l’émotion, c’est plus que du financier : une structure accueillante, belle, six à dix jeunes maximum, une autre équipe aussi. C’est dans le secteur privé mais dans de bonnes conditions. Et comme les enseignants souffrent parfois du dédain des parents, ce qui est paradoxal car les familles recherchent de la relation, il se sentent considérés ici, ils ont les moyens et du temps pour bien faire. Je pense que c’est aussi pour eux une manière de se ressourcer, de se régénérer et de se sentir pleinement dans leur mission. Et cela permet peut-être à certains d’entre eux de continuer longtemps sans craindre de se lasser ou d’être moins passionné. La rémunération dans le système privé n’est pas très élevée, elle est même parfois inférieure à celle de l’heure dans le public, pour un professeur agrégé, par exemple. C’est donc un complément mais dans de bonnes conditions. De plus, le retour des parents est très positif, ce qui est gratifiant pour l’enseignant. Avec des petits groupes, l’impact de l’enseignant sur chaque jeune est très fort, il n’est pas dilué et c’est très important pour l’enseignant.

 

Vous avez abordé les questions de motivation des enseignants et étudiants à vous rejoindre et mais est-ce que vous exercez une régulation, une formation, un contrôle ? Est-ce que vous évaluez les pratiques ?

Encore une fois, il faut faire la distinction entre mes deux carrières : à Acadomia, le niveau d’études demandé aux intervenants est de bac+3 attesté minimum, avec toutes sortes de profils, et nous effectuons des bilans avec les familles, avec les jeunes, sur la qualité de l’enseignant. Les établissements privés hors contrat, vous le savez, sont soumis à l’agrément par l’État et donc avec inspection : projet pédagogique, proposition des profils enseignants, etc. comme pour un établissement privé sous association. La seule différence, c’est que le recrutement dépend du chef d’établissement, il est libre au sens où il n’est pas imposé par l’institution. Mais il y a tout à fait les mêmes exigences qu’ailleurs : les enseignants, oui, sont recrutés et contrôlés et si l’un ne convient pas, nous avons vraiment la possibilité de le faire partir au lieu de le déplacer d’un établissement à un autre. Les familles entendent beaucoup cela aussi. Par ailleurs, nous savons que le harcèlement scolaire fait énormément peur aux familles, elles estiment qu’elles ont le droit d’agir et de pouvoir choisir aussi, de ne pas devoir tout accepter de l’institution sans pouvoir tenir leur place de parents. Donc, concernant la phobie et le harcèlement scolaires, les familles sont en recherche de structures à dimension humaine, qui vont permettre de repositionner leur enfant dans l’apprentissage. Et quand il y a rupture avec l’institution, il faut trouver une autre voie… Les familles questionnent beaucoup sur ces sujets-là et n’obtiennent pas, semble-t-il, les réponses ou toutes les sécurités qu’elles attendent. Avec parfois des caricatures : « De toute façon, ce prof-là qui est odieux, tout le monde le sait, il reste ou alors s’il part, il va aller dans l’établissement à dix kilomètres ». Toutes ces histoires ont un impact négatif sur la vision que les familles ont de l’institution, c’est pour cela qu’elles s’en méfient parfois et se tournent vers le secteur privé, avec ses défauts aussi, bien évidemment, mais avec le sentiment qu’elles pèsent dans le choix.

 

Le harcèlement en milieu scolaire aurait-il ainsi un réel impact sur les activités extrascolaires que vous proposez ?

Franchement c’est un phénomène qui s’amplifie, je ne dis pas que cela représente un énorme volume mais il est croissant. Ce n’est plus juste le petit cours privé de maths que nous apportons, on a parlé de tout le questionnement sur l’orientation mais il y a aussi tout ce volet de souffrance familiale parce que l’enfant est différent, parce que l’enfant est harcelé, que ce soit entre jeunes ou parfois avec un professeur trop dur, parce que l’enfant n’est plus bien. Ces familles cherchent toutes les solutions, ça peut commencer par un premier cours et elles vont ensuite s’engouffrer vers une solution plus globale, à taille humaine, plus à l’écoute qui va reconnecter leur enfant avec l’école paradoxalement.

 

Qu’en est-il de la politique de développement d’une entreprise comme Acadomia ? Va-t-elle jusqu’à la création de partenariats, de filiales ou de réseaux internationaux ?

Pas à ma connaissance, parce que le système français est très particulier. L’éducation en France est très bien subventionnée, et avec la politique en faveur des services à la personne et la réduction fiscale, il n’y a pas vraiment d’intérêt à aller dans d’autres pays.

Concernant plus particulièrement ce que je fais maintenant, oui, il y a une volonté d’aller à l’étranger parce que les sport-études privés sont une autre façon d’enthousiasmer, de motiver et surtout de prendre en charge ces fameux doubles projets avec une volonté de développement des soft skills qui deviennent majeurs, non seulement pour les formations dans le supérieur, mais surtout par rapport aux besoins des entreprises et à l’agilité nécessaire. Je fais actuellement un gros travail là-dessus, je vais notamment coécrire avec Paris Dauphine un bachelor « triple compétence » avec théâtre, management et sport et avec une innovation qui serait de labelliser chaque année, car pour un jeune, s’engager pour trois ou cinq ans, c’est le bout du monde. Parfois certains jeunes renoncent parce qu’ils ont envie de monter leur petite start-up, d’être d’influenceurs, de vite prendre un job. Regardez avec l’intelligence artificielle et tout ce qui se passe à l’heure actuelle, ce qu’on leur apprend aujourd’hui n’est peut-être pas la façon de travailler qu’ils auront dans cinq ans donc les soft skills, les core skills sont hyper importants pour cette agilité nécessaire. C’est un gros besoin des entreprises pour trouver les bons profils et les talents et à travers le sport, on développe tout cela : le collaboratif, le leadership, la résilience, la motivation… Et c’est aussi une façon de valoriser ces profils atypiques de jeunes qui sont méritants, de montrer qu’il faut mettre en place autre chose que simplement des cours académiques. Pour les entreprises, la formation est un enjeu très important et elle doit se fonder beaucoup moins sur les contenus que sur les postures. Donc tous ces systèmes de sport-études, art-étude et aussi toutes les ingénieries pédagogiques avec les doubles et triples compétences sont à reconnaître et à développer.

 

Vous parlez de reconnaissance des doubles et triples compétences, de la préparation d’un bachelor. Une structure comme la vôtre reste-elle très attachée au diplôme ?

Oui, absolument, un bachelor, un master ou un BTS, c’est hyper important et en France, on reste très académique de ce point de vue mais il me semble nécessaire de construire autre chose que du « tout ou rien ». Beaucoup de jeunes abandonnent en cours de route et pourtant, ils ont fait une ou deux années d’études et ont développé des choses. Ceux qui ont fait du théâtre ou un sport à haut niveau ont développé des compétences, de la résilience notamment, et cela fait partie intégrante de ce qu’ils sont, cela contribue à leur parcours et ce sera utile à leur métier. Malheureusement en France, ce n’est pas assez reconnu. Dans le modèle anglo-saxon, vous le savez, ces compétences ainsi que la référence de l’école d’origine sont plus importantes que le diplôme. Je pense qu’il y a un entre-deux possible. Tout ce que le jeune aura pu développer, en mentorat, en milieu associatif ou autre, doit faire partie de son curriculum vitae, pas seulement quand il candidate en entreprise, mais également tout au long de son parcours d’étudiant. Cette mise en valeur me semble insuffisante et il ne faut pas attendre des échéances du diplôme, chaque année doit être certifiante avec la reconnaissance d’acquis de compétences. Si un jeune commence des études et consacre par exemple un an à l’athlétisme, son année ne sera pas perdue, elle aura au contraire une valeur reconnue, et dans une situation de reconversion professionnelle ou autre, il pourra en faire utilité.

 

Vous appuyez-vous sur des équipes de recherche pour élaborer vos programmes ?

Chez Acadomia, il n’y a pas d’équipe de chercheurs à proprement parler mais nous avons des partenariats avec des associations. J’ai évoqué le partenariat avec Paris Dauphine, nous sommes aussi en lien avec l’université de Trente. Cela signifie que nous avons des professeurs qui collaborent, j’ai par exemple une cheffe de projet en ingénierie pédagogique mais on n’a pas de structure de recherche propre. C’est un regret pour moi, je pense qu’il aurait été intéressant qu’Acadomia, avec sa puissance, puisse avoir un centre de recherche, cela n’a pas été le cas mais il y a des ingénieurs en ingénierie pédagogique.

 

Nous approchons du terme de cet entretien. Comment d’après vous, peut-on envisager la compatibilité d’une certaine marchandisation de l’éducation avec l’idéal républicain d’égalité et de cohésion sociale, alors qu’à travers les sociétés marchandes s’opèrent une dispersion et une discrimination des jeunes ?

Je fais toujours le parallèle avec l’univers de la santé. En France, on a, on le sait, un des meilleurs services de santé publique, il est non discriminant. Il n’en reste pas moins fragile et en souffrance et je pense que la cohabitation des deux secteurs, public et privé, est tout à fait possible. Pourquoi opposer les deux mondes ? Ils ont au contraire à s’additionner et s’enrichir. Quant à l’égalité, je ne suis pas certaine qu’elle existe, même dans le service public, certains dysfonctionnements font que l’égalité des chances n’est pas une réalité partout. Au lieu d’opposer et de stigmatiser, essayons au contraire de voir ce qu’il y a de bien, de faire en sorte que notre modèle éducatif soit solide, fiable et porte l’ensemble des besoins de la population, mais qu’il soit aussi agile et performant. Quand j’étais enseignante, je souffrais de me sentir en quelque sorte sans contrainte d’efficacité, je pouvais faire un peu ce que je voulais – pardonnez-moi de le préciser mais j’ai été inspectée deux fois dans ma vie. Dans le monde de l’entreprise, j’ai vraiment appris à rendre compte sans arrêt et à donner des objectifs. Je trouve que ces notions permettraient de mieux se comprendre et qu’il serait intéressant de permettre des allers-retours entre le secteur privé et le secteur public en termes de carrière possible. S’il y avait une meilleure porosité entre les deux secteurs, au lieu de cette radicalité, ce serait bénéfique pour les jeunes et même pour préserver non pas l’institution pour l’institution, mais pour préserver l’éducation, la transmission. Je pense qu’il n’y a rien de pire que la méconnaissance et la méfiance de l’autre.

 

Merci beaucoup pour cet entretien. Dans notre propre association, nous cherchons à faire un peu bouger les choses par une réflexion interne mais votre discours est une sorte d’interpellation depuis l’extérieur sur nos fonctionnements. Et comme a pu le dire Bernard Toulemonde, ancien recteur et président honoraire de l’AFAE à qui l’on demandait de décrire l’enseignement privé : « L’enseignement privé, c’est ce dont rêve l’enseignement public ». Mais peut-être est-on néanmoins sur un idéal différent.

Agnès PERRIN-TURENNE
Directrice de la Tony Parker Adéquat Academy

Interview réalisée par Claude BISSON-VAIVRE, Alain BOUVIER et Isabelle KLÉPAL

 


[1] Un établissement scolaire privé hors contrat doit déclarer son ouverture au recteur de l’académie où il s’installe. Le recteur, le maire, le préfet et le procureur de la République peuvent s’opposer à l’ouverture de l’établissement dans l’intérêt de l’ordre public et de l’ensemble des règles et principes fondamentaux du droit ou de la protection de l’enfance et de la jeunesse. Les établissements hors contrat sont inspectés dès la 1re année de leur fonctionnement. D’autres contrôles peuvent être organisés par la suite. Ces inspections consistent à contrôler les établissements sur le plan administratif et pédagogique. (Service-public.fr, vérifié le 23 juin 2023)

[2] Dispositif « Avance immédiate du crédit d’impôt services à la personne » mis en place en janvier 2022 après expérimentation à Paris et dans le département du Nord


 

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